Amphitryon » Acte 1 » SCÈNE II
MERCURE, SOSIE. MERCURE, sous la forme de Sosie. Sous ce minois, qui lui ressemble,Chassons de ces lieux ce causeur;Dont l'abord importun troublerait la douceur,Que nos amants goûtent ensemble. SOSIE 265 Mon cœur tant soit peu se rassure;Et je pense que ce n'est rien.Crainte pourtant de sinistre aventure,Allons chez nous achever l'entretien. MERCURE Tu seras plus fort que Mercure, 270 Ou je t'en empêcherai bien. SOSIE Cette nuit, en longueur, me semble sans pareille:Il faut depuis le temps que je suis en chemin,Ou que mon maître ait pris le soir pour le matin,Ou que trop tard au lit le blond Phébus sommeille, 275 Pour avoir trop pris de son vin. MERCURE Comme avec irrévérenceParle des Dieux ce maraud!Mon bras saura bien tantôtChâtier cette insolence; 280 Et je vais m'égayer avec lui comme il faut,En lui volant son nom, avec sa ressemblance. SOSIE Ah! par ma foi, j'avais raison!C'est fait de moi, chétive créature.Je vois devant notre maison, 285 Certain homme, dont l'encolure*Ne me présage rien de bon.Pour faire semblant d'assurance,Je veux chanter un peu d'ici. Il chante; et lorsque Mercure parle, sa voix s'affaiblit peu à peu. MERCURE Qui donc est ce coquin, qui prend tant de licence, 290 Que de chanter, et m'étourdir ainsi?Veut-il qu'à l'étriller, ma main un peu s'applique? SOSIE Cet homme, assurément, n'aime pas la musique. MERCURE Depuis plus d'une semaine,Je n'ai trouvé personne à qui rompre les os. 295 La vertu de mon bras* se perd dans le repos;Et je cherche quelque dos,Pour me remettre en haleine. SOSIE Quel diable d'homme est-ce ci?De mortelles frayeurs je sens mon âme atteinte. 300 Mais pourquoi trembler tant aussi?Peut-être a-t-il dans l'âme autant que moi de crainte;Et que le drôle parle ainsi,Pour me cacher sa peur, sous une audace feinte.Oui, oui, ne souffrons point qu'on nous croie un oison. 305 Si je ne suis hardi, tâchons de le paraître.Faisons-nous du cœur, par raison.Il est seul comme moi, je suis fort, j'ai bon maître,Et voilà notre maison. MERCURE Qui va là? SOSIE Moi. MERCURE Qui, moi? SOSIE Moi. Courage, Sosie! MERCURE Quel est ton sort, dis-moi? SOSIE 310 D'être homme, et de parler. MERCURE Es-tu maître, ou valet? SOSIE Comme il me prend envie. MERCURE Où s'adressent tes pas? SOSIE Où j'ai dessein d'aller. MERCURE Ah! ceci me déplaît. SOSIE J'en ai l'âme ravie. MERCURE Résolument, par force, ou par amour, 315 Je veux savoir de toi, traître,Ce que tu fais; d'où tu viens avant jour;Où tu vas; à qui tu peux être. SOSIE Je fais le bien, et le mal, tour à tour:Je viens de là; vais là; j'appartiens à mon maître. MERCURE 320 Tu montres de l'esprit; et je te vois en trainDe trancher avec moi de l'homme d'importance.Il me prend un désir, pour faire connaissance,De te donner un soufflet de ma main. SOSIE À moi-même? MERCURE À toi-même, et t'en voilà certain. Il lui donne un soufflet. SOSIE Ah, ah, c'est tout de bon! MERCURE 325 Non, ce n'est que pour rire, Et répondre à tes quolibets. SOSIE Tudieu, l'ami, sans vous rien dire,Comme vous baillez des soufflets! MERCURE Ce sont là de mes moindres coups; 330 De petits soufflets ordinaires. SOSIE Si j'étais aussi prompt que vous,Nous ferions de belles affaires. MERCURE Tout cela n'est encor rien,Pour y faire quelque pause: 335 Nous verrons bien autre chose;Poursuivons notre entretien. SOSIE. Il veut s'en aller. Je quitte la partie. MERCURE Où vas-tu? SOSIE Que t'importe? MERCURE Je veux savoir où tu vas. SOSIE Me faire ouvrir cette porte: 340 Pourquoi retiens-tu mes pas? MERCURE Si jusqu'à l'approcher tu pousses ton audace,Je fais sur toi pleuvoir un orage de coups. SOSIE Quoi! tu veux, par ta menace,M'empêcher d'entrer chez nous? MERCURE Comment, chez nous! SOSIE Oui, chez nous. MERCURE 345 Ô le traître! Tu te dis de cette maison? SOSIE Fort bien. Amphitryon n'en est-il pas le maître? MERCURE Hé bien! que fait cette raison? SOSIE Je suis son valet. MERCURE Toi? SOSIE Moi. MERCURE Son valet? SOSIE Sans doute*. MERCURE Valet d'Amphitryon? SOSIE 350 D'Amphitryon, de lui. MERCURE Ton nom est? SOSIE Sosie. MERCURE Heu? comment? SOSIE Sosie. MERCURE Écoute. Sais-tu que de ma main je t'assomme aujourd'hui? SOSIE Pourquoi? De quelle rage est ton âme saisie? MERCURE Qui te donne, dis-moi, cette témérité, 355 De prendre le nom de Sosie? SOSIE Moi, je ne le prends point, je l'ai toujours porté. MERCURE Ô le mensonge horrible! et l'impudence extrême!Tu m'oses soutenir, que Sosie est ton nom? SOSIE Fort bien, je le soutiens; par la grande raison, 360 Qu'ainsi l'a fait des Dieux la puissance suprême:Et qu'il n'est pas en moi de pouvoir dire non,Et d'être un autre, que moi-même.Mercure le bat. MERCURE Mille coups de bâton doivent être le prixD'une pareille effronterie. SOSIE 365 Justice, citoyens! au secours, je vous prie! MERCURE Comment, bourreau, tu fais des cris? SOSIE De mille coups tu me meurtris,Et tu ne veux pas que je crie? MERCURE C'est ainsi que mon bras... SOSIE L'action ne vaut rien. 370 Tu triomphes de l'avantage,Que te donne sur moi mon manque de courage,Et ce n'est pas en user bien.C'est pure fanfaronnerie,De vouloir profiter de la poltronnerie 375 De ceux qu'attaque notre bras.Battre un homme à jeu sûr, n'est pas d'une belle âme;Et le cœur est digne de blâme,Contre les gens qui n'en ont pas. MERCURE Hé bien, es-tu Sosie à présent? qu'en dis-tu? SOSIE 380 Tes coups n'ont point en moi fait de métamorphose.Et tout le changement que je trouve à la chose,C'est d'être Sosie* battu. MERCURE Encor? Cent autres coups pour cette autre impudence. SOSIE De grâce, fais trêve à tes coups. MERCURE 385 Fais donc trêve à ton insolence. SOSIE Tout ce qu'il te plaira; je garde le silence:La dispute est par trop inégale entre nous. MERCURE Es-tu Sosie encor? dis, traître! SOSIE Hélas! je suis ce que tu veux. 390 Dispose de mon sort tout au gré de tes vœux;Ton bras t'en a fait le maître. MERCURE Ton nom était Sosie, à ce que tu disais. SOSIE Il est vrai, jusqu'ici j'ai cru la chose claire:Mais ton bâton, sur cette affaire, 395 M'a fait voir que je m'abusais. MERCURE C'est moi qui suis Sosie; et tout Thèbes l'avoue.Amphitryon jamais n'en eut d'autre que moi. SOSIE Toi Sosie? MERCURE Oui, Sosie; et si quelqu'un s'y joue, Il peut bien prendre garde à soi. SOSIE 400 Ciel! me faut-il ainsi renoncer à moi-même;Et par un imposteur me voir voler mon nom?Que son bonheur est extrême,De ce que je suis poltron!Sans cela, par la mort... MERCURE Entre tes dents, je pense, 405 Tu murmures je ne sais quoi? SOSIE Non; mais, au nom des Dieux, donne-moi la licenceDe parler un moment à toi. MERCURE Parle. SOSIE Mais promets-moi, de grâce, Que les coups n'en seront point.Signons une trêve. MERCURE 410 Passe; Va, je t'accorde ce point. SOSIE Qui te jette, dis-moi, dans cette fantaisie?Que te reviendra-t-il, de m'enlever mon nom?Et peux-tu faire enfin, quand tu serais démon, 415 Que je ne sois pas moi? que je ne sois Sosie? MERCURE Comment, tu peux... SOSIE Ah! tout doux: Nous avons fait trêve aux coups. MERCURE Quoi! pendard, imposteur, coquin... SOSIE Pour des injures, Dis-m'en tant que tu voudras: 420 Ce sont légères blessures;Et je ne m'en fâche pas. MERCURE Tu te dis Sosie! SOSIE Oui, quelque conte frivole... MERCURE Sus, je romps notre trêve, et reprends ma parole. SOSIE N'importe, je ne puis m'anéantir pour toi; 425 Et souffrir un discours, si loin de l'apparence*.Être ce que je suis, est-il en ta puissance?Et puis-je cesser d'être moi?S'avisa-t-on jamais d'une chose pareille!Et peut-on démentir cent indices pressants? 430 Rêvé-je? est-ce que je sommeille?Ai-je l'esprit troublé par des transports* puissants?Ne sens-je pas bien que je veille?Ne suis-je pas dans mon bon sens?Mon maître Amphitryon, ne m'a-t-il pas commis, 435 À venir, en ces lieux, vers Alcmène sa femme?Ne lui dois-je pas faire, en lui vantant sa flamme,Un récit de ses faits contre nos ennemis?Ne suis-je pas du port arrivé tout à l'heure?Ne tiens-je pas une lanterne en main? 440 Ne te trouvé-je pas devant notre demeure?Ne t'y parlé-je pas d'un esprit tout humain?Ne te tiens-tu pas fort de ma poltronnerie,Pour m'empêcher d'entrer chez nous?N'as-tu pas sur mon dos exercé ta furie? 445 Ne m'as-tu pas roué de coups?Ah! tout cela n'est que trop véritable,Et, plût au Ciel, le fût-il moins!Cesse donc d'insulter au sort d'un misérable;Et laisse à mon devoir s'acquitter de ses soins. MERCURE 450 Arrête: ou sur ton dos le moindre pas attireUn assommant éclat de mon juste courroux.Tout ce que tu viens de dire,Est à moi, hormis les coups*.C'est moi qu'Amphitryon députe vers Alcmène*, 455 Et qui du port Persique arrive de ce pas.Moi qui viens annoncer la valeur de son bras,Qui nous fait remporter une victoire pleine,Et de nos ennemis a mis le chef à bas.C'est moi qui suis Sosie enfin, de certitude; 460 Fils de Dave, honnête berger;Frère d'Arpage, mort en pays étranger;Mari de Cléanthis la prude,Dont l'humeur me fait enrager.Qui dans Thèbes ai reçu mille coups d'étrivière*, 465 Sans en avoir jamais dit rien.Et jadis en public, fus marqué par derrière*,Pour être trop homme de bien. SOSIE Il a raison. À moins d'être Sosie,On ne peut pas savoir tout ce qu'il dit. 470 Et dans l'étonnement, dont mon âme est saisie,Je commence, à mon tour, à le croire un petit.En effet, maintenant que je le considère,Je vois qu'il a de moi, taille, mine, action.Faisons-lui quelque question, 475 Afin d'éclaircir ce mystère.Parmi tout le butin fait sur nos ennemis,Qu'est-ce qu'Amphitryon obtient pour son partage? MERCURE Cinq fort gros diamants, en nœud proprement mis;Dont leur chef se parait, comme d'un rare ouvrage. SOSIE 480 À qui destine-t-il un si riche présent? MERCURE À sa femme; et sur elle il le veut voir paraître. SOSIE Mais où, pour l'apporter, est-il mis à présent? MERCURE Dans un coffret, scellé des armes de mon maître. SOSIE Il ne ment pas d'un mot, à chaque repartie, 485 Et de moi je commence à douter tout de bon.Près de moi, par la force, il est déjà Sosie:Il pourrait bien encor l'être, par la raison.Pourtant, quand je me tâte, et que je me rappelle,Il me semble que je suis moi. 490 Où puis-je rencontrer quelque clarté fidèle,Pour démêler ce que je voi?Ce que j'ai fait tout seul, et que n'a vu personne,À moins d'être moi-même, on ne le peut savoir.Par cette question, il faut que je l'étonne: 495 C'est de quoi le confondre, et nous allons le voir.Lorsqu'on était aux mains, que fis-tu dans nos tentesOù tu courus seul te fourrer? MERCURE D'un jambon... SOSIE L'y voilà! MERCURE Que j'allai déterrer, Je coupai bravement deux tranches succulentes, 500 Dont je sus fort bien me bourrer.Et joignant à cela d'un vin que l'on ménage,Et dont avant le goût, les yeux se contentaient,Je pris un peu de courage,Pour nos gens qui se battaient. SOSIE 505 Cette preuve sans pareille,En sa faveur conclut bien;Et l'on n'y peut dire rien,S'il n'était dans la bouteille.Je ne saurais nier, aux preuves qu'on m'expose, 510 Que tu ne sois Sosie; et j'y donne ma voix.Mais si tu l'es, dis-moi qui tu veux que je sois;Car encor faut-il bien que je sois quelque chose. MERCURE Quand je ne serai plus Sosie,Sois-le, j'en demeure d'accord. 515 Mais tant que je le suis, je te garantis mort,Si tu prends cette fantaisie. SOSIE Tout cet embarras met mon esprit sur les dents,Et la raison, à ce qu'on voit s'oppose.Mais il faut terminer enfin par quelque chose, 520 Et le plus court pour moi, c'est d'entrer là dedans. MERCURE Ah! tu prends donc, pendard, goût à la bastonnade? SOSIE Ah! qu'est-ce ci, grands Dieux! il frappe un ton plus fort;Et mon dos, pour un mois, en doit être malade.Laissons ce diable d'homme; et retournons au port. 525 Ô juste Ciel! j'ai fait une belle ambassade! MERCURE Enfin, je l'ai fait fuir; et sous ce traitement,De beaucoup d'actions, il a reçu la peine.Mais je vois Jupiter, que fort civilementReconduit l'amoureuse Alcmène.
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