Le Tartuffe ou l'Imposteur » Acte 2 » SCÈNE II
DORINE, ORGON, MARIANE. ORGON Que faites-vous là? La curiosité qui vous presse, est bien forte,Mamie, à nous venir écouter de la sorte*. DORINE Vraiment, je ne sais pas si c'est un bruit qui part 460 De quelque conjecture, ou d'un coup de hasard;Mais de ce mariage on m'a dit la nouvelle,Et j'ai traité cela de pure bagatelle. ORGON Quoi donc, la chose est-elle incroyable? DORINE À tel point, Que vous-même, Monsieur, je ne vous en crois point. ORGON 465 Je sais bien le moyen de vous le faire croire. DORINE Oui, oui, vous nous contez une plaisante histoire. ORGON Je conte justement ce qu'on verra dans peu. DORINE Chansons. ORGON Ce que je dis, ma fille, n'est point jeu. DORINE Allez, ne croyez point à Monsieur votre père,Il raille. ORGON Je vous dis... DORINE 470 Non, vous avez beau faire, On ne vous croira point. ORGON À la fin, mon courroux... DORINE Hé bien on vous croit donc, et c'est tant pis pour vous.Quoi! se peut-il, Monsieur, qu'avec l'air d'homme sage,Et cette large barbe au milieu du visage,Vous soyez assez fou pour vouloir... ORGON 475 Écoutez. Vous avez pris céans certaines privautésQui ne me plaisent point; je vous le dis, mamie. DORINE Parlons sans nous fâcher, Monsieur, je vous supplie.Vous moquez-vous des gens, d'avoir fait ce complot? 480 Votre fille n'est point l'affaire d'un bigot.Il a d'autres emplois auxquels il faut qu'il pense ;Et puis, que vous apporte une telle alliance?À quel sujet aller, avec tout votre bien,Choisir un gendre gueux... ORGON Taisez-vous. S'il n'a rien, 485 Sachez que c'est par là, qu'il faut qu'on le révère.Sa misère est sans doute* une honnête misère.Au-dessus des grandeurs elle doit l'élever,Puisque enfin de son bien il s'est laissé priverPar son trop peu de soin des choses temporelles, 490 Et sa puissante attache aux choses éternelles.Mais mon secours pourra lui donner les moyensDe sortir d'embarras, et rentrer dans ses biens.Ce sont fiefs qu'à bon titre au pays on renomme;Et tel que l'on le voit, il est bien gentilhomme*. DORINE 495 Oui, c'est lui qui le dit; et cette vanité,Monsieur, ne sied pas bien avec la piété.Qui d'une sainte vie embrasse l'innocence,Ne doit point tant prôner son nom, et sa naissance ;Et l'humble procédé de la dévotion, 500 Souffre mal les éclats de cette ambition.À quoi bon cet orgueil... Mais ce discours vous blesse,Parlons de sa personne, et laissons sa noblesse.Ferez-vous possesseur, sans quelque peu d'ennui,D'une fille comme elle, un homme comme lui? 505 Et ne devez-vous pas songer aux bienséances,Et de cette union prévoir les conséquences?Sachez que d'une fille on risque la vertu,Lorsque dans son hymen son goût est combattu ;Que le dessein d'y vivre en honnête personne, 510 Dépend des qualités du mari qu'on lui donne ;Et que ceux dont partout on montre au doigt le front,Font leurs femmes souvent, ce qu'on voit qu'elles sont.Il est bien difficile enfin d'être fidèleÀ de certains maris faits d'un certain modèle; 515 Et qui donne à sa fille un homme qu'elle hait,Est responsable au Ciel des fautes qu'elle fait.Songez à quels périls votre dessein vous livre. ORGON Je vous dis qu'il me faut apprendre d'elle à vivre. DORINE Vous n'en feriez que mieux, de suivre mes leçons. ORGON 520 Ne nous amusons point, ma fille, à ces chansons ;Je sais ce qu'il vous faut, et je suis votre père.J'avais donné pour vous ma parole à Valère;Mais outre qu'à jouer on dit qu'il est enclin,Je le soupçonne encor d'être un peu libertin*; 525 Je ne remarque point qu'il hante les églises. DORINE Voulez-vous qu'il y coure à vos heures précises,Comme ceux qui n'y vont que pour être aperçus? ORGON Je ne demande pas votre avis là-dessus.Enfin, avec le Ciel, l'autre est le mieux du monde, 530 Et c'est une richesse à nulle autre seconde.Cet hymen, de tous biens, comblera vos désirs.Il sera tout confit en douceurs, et plaisirs*.Ensemble vous vivrez, dans vos ardeurs fidèles,Comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles. 535 À nul fâcheux débat jamais vous n'en viendrez,Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez. DORINE Elle? elle n'en fera qu'un sot*, je vous assure. ORGON Ouais, quels discours! DORINE Je dis qu'il en a l'encolure, Et que son ascendant*, Monsieur, l'emportera 540 Sur toute la vertu que votre fille aura. ORGON Cessez de m'interrompre, et songez à vous taire,Sans mettre votre nez où vous n'avez que faire. DORINE Je n'en parle, Monsieur, que pour votre intérêt.(Elle l'interrompt toujours au momentqu'il se retourne pour parler à sa fille.) ORGON C'est prendre trop de soin; taisez-vous, s'il vous plaît. DORINE 545 Si l'on ne vous aimait... ORGON Je ne veux pas qu'on m'aime. DORINE Et je veux vous aimer, Monsieur, malgré vous-même. ORGON Ah! DORINE Votre honneur m'est cher, et je ne puis souffrir Qu'aux brocards d'un chacun vous alliez vous offrir. ORGON Vous ne vous tairez point? DORINE C'est une conscience*, 550 Que de vous laisser faire une telle alliance. ORGON Te tairas-tu, serpent, dont les traits effrontés... DORINE Ah! vous êtes dévot, et vous vous emportez? ORGON Oui, ma bile s'échauffe à toutes ces fadaises,Et, tout résolûment, je veux que tu te taises. DORINE 555 Soit. Mais ne disant mot, je n'en pense pas moins. ORGON Pense, si tu le veux; mais applique tes soinsÀ ne m'en point parler, ou... suffit.(Se retournant vers sa fille.)Comme sage, J'ai pesé mûrement toutes choses. DORINE J'enrage De ne pouvoir parler.(Elle se tait lorsqu'il tourne la tête.) ORGON Sans être damoiseau, 560 Tartuffe est fait de sorte... DORINE Oui, c'est un beau museau. ORGON Que quand tu n'aurais même aucune sympathiePour tous les autres dons...(Il se tourne devant elle, et la regarde les bras croisés.) DORINE La voilà bien lotie. Si j'étais en sa place, un homme assurémentNe m'épouserait pas de force, impunément; 565 Et je lui ferais voir bientôt, après la fête,Qu'une femme a toujours une vengeance prête. ORGON Donc, de ce que je dis, on ne fera nul cas? DORINE De quoi vous plaignez-vous? je ne vous parle pas. ORGON Qu'est-ce que tu fais donc? DORINE Je me parle à moi-même. ORGON 570 Fort bien. Pour châtier son insolence extrême,Il faut que je lui donne un revers de ma main.(Il se met en posture de lui donner un soufflet; et Dorineà chaque coup d'œil qu'il jette, se tient droite sans parler.)Ma fille, vous devez approuver mon dessein...Croire que le mari... que j'ai su vous élire*...Que ne te parles-tu? DORINE Je n'ai rien à me dire. ORGON Encore un petit mot. DORINE 575 Il ne me plaît pas, moi. ORGON Certes, je t'y guettais. DORINE Quelque sotte*, ma foi. ORGON Enfin, ma fille, il faut payer d'obéissance*,Et montrer, pour mon choix, entière déférence. DORINE, en s'enfuyant. Je me moquerais fort*, de prendre un tel époux.(Il lui veut donner un soufflet, et la manque.) ORGON 580 Vous avez là, ma fille, une peste avec vous,Avec qui, sans péché, je ne saurais plus vivre.Je me sens hors d'état maintenant de poursuivre,Ses discours insolents m'ont mis l'esprit en feu,Et je vais prendre l'air, pour me rasseoir* un peu.
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