Le Misanthrope » Acte 3 » SCÈNE V
ALCESTE, ARSINOÉ. ARSINOÉ Vous voyez, elle veut que je vous entretienne,Attendant, un moment, que mon carrosse vienne;Et jamais tous ses soins ne pouvaient m'offrir rien,Qui me fût plus charmant, qu'un pareil entretien. 1045 En vérité, les gens d'un mérite sublime,Entraînent de chacun, et l'amour, et l'estime;Et le vôtre, sans doute*, a des charmes secrets,Qui font entrer mon cœur dans tous vos intérêts.Je voudrais que la cour, par un regard propice, 1050 À ce que vous valez, rendît plus de justice:Vous avez à vous plaindre, et je suis en courroux,Quand je vois, chaque jour, qu'on ne fait rien pour vous. ALCESTE Moi, Madame! Et sur quoi pourrais-je en rien prétendre?Quel service, à l'État, est-ce qu'on m'a vu rendre? 1055 Qu'ai-je fait, s'il vous plaît, de si brillant de soi,Pour me plaindre à la cour, qu'on ne fait rien pour moi? ARSINOÉ Tous ceux, sur qui la cour jette des yeux propices,N'ont pas, toujours, rendu de ces fameux services;Il faut l'occasion, ainsi que le pouvoir: 1060 Et le mérite, enfin, que vous nous faites voir,Devrait... ALCESTE Mon Dieu! laissons mon mérite, de grâce; De quoi voulez-vous, là, que la cour s'embarrasse?Elle aurait fort à faire, et ses soins seraient grands,D'avoir à déterrer le mérite des gens. ARSINOÉ 1065 Un mérite éclatant se déterre lui-même;Du vôtre, en bien des lieux, on fait un cas extrême;Et vous saurez, de moi, qu'en deux fort bons endroits,Vous fûtes hier, loué par des gens d'un grand poids. ALCESTE Eh! Madame, l'on loue, aujourd'hui, tout le monde, 1070 Et le siècle, par là, n'a rien qu'on ne confonde;Tout est d'un grand mérite également doué,Ce n'est plus un honneur, que de se voir loué;D'éloges, on regorge; à la tête, on les jette,Et mon valet de chambre est mis dans la Gazette*. ARSINOÉ 1075 Pour moi, je voudrais bien, que pour vous montrer mieux,Une charge, à la cour, vous pût frapper les yeux:Pour peu que d'y songer, vous nous fassiez les mines,On peut, pour vous servir, remuer des machines*,Et j'ai des gens en main, que j'emploierai pour vous, 1080 Qui vous feront, à tout, un chemin assez doux. ALCESTE Et que voudriez-vous, Madame, que j'y fisse?L'humeur dont je me sens, veut que je m'en bannisse;Le Ciel ne m'a point fait, en me donnant le jour,Une âme compatible avec l'air de la cour. 1085 Je ne me trouve point les vertus nécessairesPour y bien réussir, et faire mes affaires.Être franc, et sincère, est mon plus grand talent,Je ne sais point jouer les hommes en parlant;Et qui n'a pas le don de cacher ce qu'il pense, 1090 Doit faire, en ce pays, fort peu de résidence.Hors de la cour, sans doute*, on n'a pas cet appui,Et ces titres d'honneur, qu'elle donne aujourd'hui;Mais on n'a pas, aussi, perdant ces avantages,Le chagrin de jouer de fort sots personnages. 1095 On n'a point à souffrir mille rebuts cruels,On n'a point à louer les vers de messieurs tels,À donner de l'encens à madame une telle,Et de nos francs marquis, essuyer la cervelle*. ARSINOÉ Laissons, puisqu'il vous plaît, ce chapitre de cour, 1100 Mais il faut que mon cœur vous plaigne en votre amour;Et pour vous découvrir, là-dessus, mes pensées,Je souhaiterais fort vos ardeurs mieux placées:Vous méritez, sans doute*, un sort beaucoup plus doux,Et celle qui vous charme, est indigne de vous. ALCESTE 1105 Mais, en disant cela, songez-vous, je vous prie,Que cette personne est, Madame, votre amie? ARSINOÉ Oui, mais ma conscience est blessée en effet,De souffrir, plus longtemps, le tort que l'on vous fait:L'état où je vous vois, afflige trop mon âme, 1110 Et je vous donne avis, qu'on trahit votre flamme. ALCESTE C'est me montrer, Madame, un tendre mouvement;Et de pareils avis obligent un amant. ARSINOÉ Oui, toute mon amie*, elle est, et je la nommeIndigne d'asservir le cœur d'un galant homme. 1115 Et le sien n'a, pour vous, que de feintes douceurs. ALCESTE Cela se peut, Madame, on ne voit pas les cœurs;Mais votre charité se serait bien passée*De jeter, dans le mien, une telle pensée. ARSINOÉ Si vous ne voulez pas être désabusé, 1120 Il faut ne vous rien dire, il est assez aisé. ALCESTE Non; mais sur ce sujet, quoi que l'on nous expose,Les doutes sont fâcheux, plus que toute autre chose;Et je voudrais, pour moi, qu'on ne me fît savoirQue ce, qu'avec clarté, l'on peut me faire voir. ARSINOÉ 1125 Hé bien, c'est assez dit; et, sur cette matière,Vous allez recevoir une pleine lumière.Oui, je veux que de tout*, vos yeux vous fassent foi,Donnez-moi, seulement, la main jusque chez moi.Là, je vous ferai voir une preuve fidèle 1130 De l'infidélité du cœur de votre belle;Et si, pour d'autres yeux, le vôtre peut brûler,On pourra vous offrir de quoi vous consoler.
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