Psyché » Acte 1 » SCÈNE PREMIÈRE
AGLAURE, CIDIPPE. AGLAURE 170 Il est des maux, ma sœur, que le silence aigrit,Laissons, laissons parler mon chagrin et le vôtre,Et de nos cœurs l'un à l'autreExhalons le cuisant dépit:Nous nous voyons sœurs d'infortune, 175 Et la vôtre et la mienne ont un si grand rapport,Que nous pouvons mêler toutes les deux en une,Et dans notre juste transport,Murmurer à plainte communeDes cruautés de notre sort. 180 Quelle fatalité secrète,Ma sœur, soumet tout l'universAux attraits de notre cadette,Et de tant de princes diversQu'en ces lieux la fortune jette, 185 N'en présente aucun à nos fers?Quoi, voir de toutes parts pour lui rendre les armes,Les cœurs se précipiter,Et passer devant nos charmes,Sans s'y vouloir arrêter? 190 Quel sort ont nos yeux en partage,Et qu'est-ce qu'ils ont fait aux Dieux,De ne jouir d'aucun hommageParmi tous ces tributs de soupirs glorieux,Dont le superbe avantage 195 Fait triompher d'autres yeux?Est-il pour nous, ma sœur, de plus rude disgrâce,Que de voir tous les cœurs mépriser nos appas,Et l'heureuse Psyché jouir avec audaceD'une foule d'amants attachés à ses pas? CIDIPPE 200 Ah, ma sœur, c'est une aventureÀ faire perdre la raison,Et tous les maux de la nature,Ne sont rien en comparaison. AGLAURE Pour moi j'en suis souvent jusqu'à verser des larmes; 205 Tout plaisir, tout repos, par là m'est arraché,Contre un pareil malheur ma constance est sans armes,Toujours à ce chagrin mon esprit attachéMe tient devant les yeux la honte de nos charmes,Et le triomphe de Psyché. 210 La nuit, il m'en repasse une idée éternelleQui sur toute chose prévaut;Rien ne me peut chasser cette image cruelle,Et dès qu'un doux sommeil me vient délivrer d'elle,Dans mon esprit aussitôt 215 Quelque songe la rappelle,Qui me réveille en sursaut. CIDIPPE Ma sœur, voilà mon martyre,Dans vos discours je me voi,Et vous venez là de dire 220 Tout ce qui se passe en moi. AGLAURE Mais encor, raisonnons un peu sur cette affaire.Quels charmes si puissants en elle sont épars,Et par où, dites-moi, du grand secret de plaire,L'honneur est-il acquis à ses moindres regards? 225 Que voit-on dans sa personne,Pour inspirer tant d'ardeurs?Quel droit de beauté lui donneL'empire de tous les cœurs?Elle a quelques attraits, quelque éclat de jeunesse, 230 On en tombe d'accord, je n'en disconviens pas;Mais lui cède-t-on fort pour quelque peu d'aînesse,Et se voit-on sans appas?Est-on d'une figure à faire qu'on se raille?N'a-t-on point quelques traits, et quelques agréments,Quelque teint, quelques yeux, quelque air, et quelque tailleÀ pouvoir dans nos fers jeter quelques amants?Ma sœur, faites-moi la grâceDe me parler franchement:Suis-je faite d'un air, à votre jugement, 240 Que mon mérite au sien doive céder la place,Et dans quelque ajustementTrouvez-vous qu'elle m'efface? CIDIPPE Qui, vous, ma sœur? Nullement.Hier à la chasse, près d'elle, 245 Je vous regardai longtemps,Et sans vous donner d'encens,Vous me parûtes plus belle.Mais moi, dites ma sœur, sans me vouloir flatter,Sont-ce des visions que je me mets en tête, 250 Quand je me crois taillée à pouvoir mériterLa gloire de quelque conquête? AGLAURE Vous, ma sœur, vous avez, sans nul déguisement,Tout ce qui peut causer une amoureuse flamme;Vos moindres actions brillent d'un agrément 255 Dont je me sens toucher l'âme;Et je serais votre amant,Si j'étais autre que femme. CIDIPPE D'où vient donc qu'on la voit l'emporter sur nous deux,Qu'à ses premiers regards les cœurs rendent les armes, 260 Et que d'aucun tribut de soupirs et de vœuxOn ne fait honneur à nos charmes? AGLAURE Toutes les dames d'une voixTrouvent ses attraits peu de chose,Et du nombre d'amants qu'elle tient sous ses lois, 265 Ma sœur, j'ai découvert la cause. CIDIPPE Pour moi je la devine, et l'on doit présumerQu'il faut que là-dessous soit caché du mystère:Ce secret de tout enflammerN'est point de la nature un effet ordinaire; 270 L'art de la Thessalie entre dans cette affaire,Et quelque main a su sans doute lui formerUn charme pour se faire aimer. AGLAURE Sur un plus fort appui ma croyance se fonde,Et le charme qu'elle a pour attirer les cœurs, 275 C'est un air en tout temps désarmé de rigueurs,Des regards caressants que la bouche seconde,Un souris chargé de douceursQui tend les bras à tout le monde,Et ne vous promet que faveurs. 280 Notre gloire n'est plus aujourd'hui conservée,Et l'on n'est plus au temps de ces nobles fiertésQui par un digne essai d'illustres cruautés,Voulaient voir d'un amant la constance éprouvée.De tout ce noble orgueil qui nous seyait si bien, 285 On est bien descendu dans le siècle où nous sommes,Et l'on en est réduite à n'espérer plus rien,À moins que l'on se jette à la tête des hommes. CIDIPPE Oui, voilà le secret de l'affaire, et je voiQue vous le prenez mieux que moi. 290 C'est pour nous attacher à trop de bienséance,Qu'aucun amant, ma sœur, à nous ne veut venir,Et nous voulons trop soutenirL'honneur de notre sexe, et de notre naissance.Les hommes maintenant aiment ce qui leur rit, 295 L'espoir, plus que l'amour, est ce qui les attire,Et c'est par là que Psyché nous ravitTous les amants qu'on voit sous son empire.Suivons, suivons l'exemple, ajustons-nous au temps,Abaissons-nous, ma sœur, à faire des avances, 300 Et ne ménageons plus de tristes bienséancesQui nous ôtent les fruits du plus beau de nos ans. AGLAURE J'approuve la pensée, et nous avons matièreD'en faire l'épreuve premièreAux deux princes qui sont les derniers arrivés. 305 Ils sont charmants, ma sœur, et leur personne entièreMe... Les avez-vous observés? CIDIPPE Ah, ma sœur, ils sont faits tous deux d'une manière,Que mon âme... Ce sont deux princes achevés. AGLAURE Je trouve qu'on pourrait rechercher leur tendresse, 310 Sans se faire déshonneur. CIDIPPE Je trouve que sans honte une belle princesseLeur pourrait donner son cœur.
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