La Princesse d'Élide » Acte I » SCÈNE PREMIÈRE
Euryale, prince d'Ithaque, amoureux de la Princesse d'Élide, et Arbate son gouverneur, lequel indulgent à la passion du Prince, le loua* de son amour, au lieu de l'en blâmer, en des termes fort galants. EURYALE, ARBATE. ARBATE Ce silence rêveur, dont la sombre habitudeVous fait à tous moments chercher la solitude,Ces longs soupirs que laisse échapper votre cœur,Et ces fixes regards si chargés de langueur, 5 Disent beaucoup sans doute à des gens de mon âge;Et je pense, Seigneur, entendre ce langage:Mais sans votre congé* de peur de trop risquer,Je n'ose m'enhardir jusques à l'expliquer. EURYALE Explique, explique Arbate, avec toute licence 10 Ces soupirs, ces regards, et ce morne silence:Je te permets ici de dire que l'amourM'a rangé sous ses lois, et me brave à son tour:Et je consens encor que tu me fasses honteDes faiblesses d'un cœur qui souffre qu'on le dompte. ARBATE 15 Moi vous blâmer, Seigneur, des tendres mouvements,Où je vois qu'aujourd'hui penchent vos sentiments;Le chagrin des vieux jours ne peut aigrir mon âmeContre les doux transports de l'amoureuse flamme,Et bien que mon sort touche à ses derniers soleils, 20 Je dirai que l'amour sied bien à vos pareils:Que ce tribut qu'on rend aux traits d'un beau visageDe la beauté d'une âme est un clair témoignage,Et qu'il est malaisé que sans être amoureuxUn jeune prince soit et grand et généreux: 25 C'est une qualité que j'aime en un monarque,La tendresse de cœur est une grande marque,Et je crois que d'un prince on peut tout présumer*Dès qu'on voit que son âme est capable d'aimer.Oui cette passion de toutes la plus belle 30 Traîne dans un esprit cent vertus après elle,Aux nobles actions elle pousse les cœurs,Et tous les grands héros ont senti ses ardeurs;Devant mes yeux, Seigneur, a passé votre enfance,Et j'ai de vos vertus vu fleurir l'espérance; 35 Mes regards observaient en vous des qualitésOù je reconnaissais le sang dont vous sortez;J'y découvrais un fonds d'esprit et de lumière,Je vous trouvais bien fait, l'air grand, et l'âme fière;Votre cœur, votre adresse éclataient chaque jour: 40 Mais je m'inquiétais de ne voir point d'amour,Et puisque les langueurs d'une plaie invincibleNous montrent que votre âme à ses traits est sensible,Je triomphe, et mon cœur d'allégresse rempliVous regarde à présent comme un prince accompli. EURYALE 45 Si de l'amour un temps j'ai bravé la puissance,Hélas! mon cher Arbate, il en prend bien vengeance!Et sachant dans quels maux mon cœur s'est abîmé,Toi-même, tu voudrais qu'il n'eût jamais aimé:Car enfin vois le sort où mon astre me guide, 50 J'aime, j'aime ardemment la princesse d'Élide,Et tu sais quel orgueil sous des traits si charmants*Arme contre l'amour ses jeunes sentiments;Et comment elle fuit dans cette illustre fête*Cette foule d'amants qui briguent sa conquête. 55 Ah! qu'il est bien peu vrai que ce qu'on doit aimerAussitôt qu'on le voit prend droit de nous charmer,Et qu'un premier coup d'œil allume en nous les flammesOù le Ciel en naissant a destiné nos âmes.À mon retour d'Argos je passai dans ces lieux, 60 Et ce passage offrit la princesse à mes yeux;Je vis tous les appas dont elle est revêtue,Mais de l'œil dont on voit une belle statue:Leur brillante jeunesse observée à loisirNe porta dans mon âme aucun secret désir, 65 Et d'Ithaque en repos je revis le rivageSans m'en être en deux ans rappelé nulle image:Un bruit vient cependant à répandre à ma courLe célèbre mépris qu'elle fait de l'amour;On publie en tous lieux que son âme hautaine 70 Garde pour l'hyménée une invincible haine,Et qu'un arc à la main, sur l'épaule un carquois,Comme une autre Diane elle hante les bois,N'aime rien que la chasse, et de toute la GrèceFait soupirer en vain l'héroïque jeunesse. 75 Admire nos esprits, et la fatalité,Ce que n'avait point fait sa vue et sa beauté,Le bruit de ses fiertés en mon âme fit naîtreUn transport inconnu, dont je ne fus point maître;Ce dédain si fameux eut des charmes secrets 80 À me faire avec soin rappeler tous ses traits,Et mon esprit jetant de nouveaux yeux sur elleM'en refit une image et si noble et si belle;Me peignit tant de gloire, et de telles douceursÀ pouvoir triompher de toutes ses froideurs, 85 Que mon cœur aux brillants d'une telle victoire*Vit de sa liberté s'évanouir la gloire;Contre une telle amorce il eut beau s'indigner,Sa douceur sur mes sens prit tel droit de régner,Qu'entraîné par l'effort d'une occulte puissance 90 J'ai d'Ithaque en ces lieux fait voile en diligence,Et je couvre un effet de mes vœux enflammésDu désir de paraître à ces jeux renommés,Où l'illustre Iphitas, père de la Princesse,Assemble la plupart des princes de la Grèce. ARBATE 95 Mais à quoi bon, Seigneur, les soins que vous prenez?Et pourquoi ce secret où vous vous obstinez?Vous aimez, dites-vous, cette illustre princesse,Et venez à ses yeux signaler votre adresse,Et nuls empressements, paroles ,ni soupirs 100 Ne l'ont instruite encor de vos brûlants désirs.Pour moi je n'entends rien à cette politiqueQui ne veut point souffrir que votre cœur s'explique,Et je ne sais quel fruit peut prétendre un amourQui fuit tous les moyens de se produire au jour. EURYALE 105 Et que ferai-je, Arbate, en déclarant ma peine,Qu'attirer les dédains de cette âme hautaine?Et me jeter au rang de ces princes soumisQue le titre d'amants lui peint en ennemis?Tu vois les souverains de Messène et de Pyle 110 Lui faire de leurs cœurs un hommage inutile,Et de l'éclat pompeux des plus hautes vertusEn appuyer en vain les respects assidus:Ce rebut de leurs soins, sous un triste silence,Retient de mon amour toute la violence*; 115 Je me tiens condamné dans ces rivaux fameux,Et je lis mon arrêt au mépris qu'on fait d'eux. ARBATE Et c'est dans ce mépris, et dans cette humeur fièreQue votre âme à ses vœux doit voir plus de lumière,Puisque le sort vous donne à conquérir un cœur 120 Que défend seulement une jeune froideur*,Et qui n'impose* point à l'ardeur qui vous presseDe quelque attachement l'invincible tendresse:Un cœur préoccupé* résiste puissamment;Mais quand une âme est libre, on la force aisément, 125 Et toute la fierté de son indifférenceN'a rien dont ne triomphe un peu de patience.Ne lui cachez donc plus le pouvoir de ses yeux,Faites de votre flamme un éclat glorieux,Et bien loin de trembler de l'exemple des autres, 130 Du rebut de leurs vœux enflez l'espoir des vôtres:Peut-être pour toucher ces sévères appas*Aurez-vous des secrets que ces princes n'ont pas;Et si de ses fiertés l'impérieux capriceNe vous fait éprouver un destin plus propice, 135 Au moins est-ce un bonheur en ces extrémitésQue de voir avec soi ses rivaux rebutés. EURYALE J'aime à te voir presser cet aveu de ma flamme,Combattant mes raisons tu chatouilles mon âme,Et par ce que j'ai dit je voulais pressentir 140 Si de ce que j'ai fait tu pourrais m'applaudir:Car, enfin, puisqu'il faut t'en faire confidence,On doit à la Princesse expliquer mon silence,Et peut-être au moment que je t'en parle iciLe secret de mon cœur, Arbate, est éclairci. 145 Cette chasse où, pour fuir la foule qui l'adore,Tu sais qu'elle est allée au lever de l'aurore,Est le temps dont Moron* pour déclarer mon feu,A pris... ARBATE Moron, Seigneur. EURYALE Ce choix t'étonne un peu; Par son titre de fou tu crois le bien connaître: 150 Mais sache qu'il l'est moins qu'il ne le veut paraître,Et que malgré l'emploi qu'il exerce aujourd'huiIl a plus de bon sens que tel qui rit de lui:La Princesse se plaît à ses bouffonneries,Il s'en est fait aimer par cent plaisanteries, 155 Et peut dans cet accès* dire et persuaderCe que d'autres que lui n'oseraient hasarder;Je le vois propre, enfin, à ce que j'en souhaite*,Il a pour moi, dit-il, une amitié parfaite,Et veut, (dans mes États ayant reçu le jour) 160 Contre tous mes rivaux appuyer mon amour:Quelque argent mis en main pour soutenir ce zèle...
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