Amphitryon » Acte 2 » SCÈNE VI
JUPITER, ALCMÈNE, CLÉANTHIS, SOSIE. JUPITER 1220 Voulez-vous me désespérer?Hélas! arrêtez, belle Alcmène. ALCMÈNE Non, avec l'auteur de ma peine,Je ne puis du tout demeurer. JUPITER De grâce... ALCMÈNE Laissez-moi. JUPITER Quoi... ALCMÈNE Laissez-moi, vous dis-je. JUPITER 1225 Ses pleurs touchent mon âme, et sa douleur m'afflige.Souffrez que mon cœur... ALCMÈNE Non, ne suivez point mes pas. JUPITER Où voulez-vous aller? ALCMÈNE Où vous ne serez pas. JUPITER Ce vous est une attente vaine.Je tiens à vos beautés, par un nœud trop serré, 1230 Pour pouvoir un moment en être séparé;Je vous suivrai partout, Alcmène. ALCMÈNE Et moi, partout je vous fuirai. JUPITER Je suis donc bien épouvantable? ALCMÈNE Plus qu'on ne peut dire, à mes yeux. 1235 Oui, je vous vois, comme un monstre effroyable;Un monstre cruel, furieux,Et dont l'approche est redoutable;Comme un monstre à fuir en tous lieux.Mon cœur souffre, à vous voir, une peine incroyable. 1240 C'est un supplice, qui m'accable;Et je ne vois rien, sous les cieux,D'affreux, d'horrible, d'odieux,Qui ne me fût, plus que vous, supportable. JUPITER En voilà bien, hélas! que votre bouche dit! ALCMÈNE 1245 J'en ai dans le cœur davantage.Et pour s'exprimer tout, ce cœur a du dépit,De ne point trouver de langage. JUPITER Hé! que vous a donc fait ma flamme,Pour me pouvoir, Alcmène, en monstre regarder? ALCMÈNE 1250 Ah! juste Ciel! cela peut-il se demander?Et n'est-ce pas pour mettre à bout une âme? JUPITER Ah! d'un esprit plus adouci... ALCMÈNE Non, je ne veux, du tout, vous voir, ni vous entendre. JUPITER Avez-vous bien le cœur de me traiter ainsi? 1255 Est-ce là cet amour si tendre,Qui devait tant durer,quand je vins hier ici? ALCMÈNE Non, non, ce ne l'est pas; et vos lâches injuresEn ont autrement ordonné.Il n'est plus, cet amour tendre, et passionné; 1260 Vous l'avez dans mon cœur, par cent vives blessures,Cruellement assassiné.C'est en sa place un courroux inflexible;Un vif ressentiment; un dépit invincible;Un désespoir d'un cœur justement animé; 1265 Qui prétend vous haïr, pour cet affront sensible,Autant qu'il est d'accord de vous avoir aimé:Et c'est haïr, autant qu'il est possible. JUPITER Hélas! que votre amour n'avait guère de force,Si de si peu de chose on le peut voir mourir! 1270 Ce qui n'était que jeu, doit-il faire un divorce,Et d'une raillerie, a-t-on lieu de s'aigrir? ALCMÈNE Ah! c'est cela dont je suis offensée;Et que ne peut pardonner mon courroux.Des véritables traits d'un mouvement jaloux, 1275 Je me trouverais moins blessée.La jalousie a des impressions,Dont bien souvent la force nous entraîne;Et l'âme la plus sage en ces occasions,Sans doute, avec assez de peine, 1280 Répond de ses émotions.L'emportement d'un cœur, qui peut s'être abusé,A de quoi ramener une âme, qu'il offense;Et dans l'amour qui lui donne naissance,Il trouve au moins, malgré toute sa violence, 1285 Des raisons pour être excusé.De semblables transports, contre un ressentiment,Pour défense toujours, ont ce qui les fait naître;Et l'on donne grâce, aisément,À ce dont on n'est pas le maître. 1290 Mais que de gaieté* de cœur,On passe aux mouvements d'une fureur extrême;Que sans cause l'on vienne, avec tant de rigueur,Blesser la tendresse, et l'honneurD'un cœur, qui chèrement nous aime? 1295 Ah! c'est un coup trop cruel en lui-même;Et que jamais n'oubliera ma douleur. JUPITER Oui, vous avez raison, Alcmène, il se faut rendre.Cette action, sans doute, est un crime odieux.Je ne prétends plus le défendre; 1300 Mais souffrez que mon cœur s'en défende à vos yeux;Et donne au vôtre à qui se prendre,De ce transport injurieux.À vous en faire un aveu véritable,L'époux, Alcmène, a commis tout le mal. 1305 C'est l'époux, qu'il vous faut regarder en coupable.L'amant n'a point de part à ce transport brutal;Et de vous offenser, son cœur n'est point capable.Il a pour vous, ce cœur, pour jamais y penser,Trop de respect, et de tendresse; 1310 Et si de faire rien à vous pouvoir blesser,Il avait eu la coupable faiblesse,De cent coups à vos yeux il voudrait le percer.Mais l'époux est sorti de ce respect soumis,Où pour vous on doit toujours être. 1315 À son dur procédé, l'époux s'est fait connaître,Et par le droit d'hymen, il s'est cru tout permis.Oui, c'est lui qui, sans doute, est criminel vers vous.Lui seul a maltraité votre aimable personne.Haïssez, détestez l'époux; 1320 J'y consens, et vous l'abandonne:Mais, Alcmène, sauvez l'amant de ce courroux,Qu'une telle offense vous donne.N'en jetez pas sur lui l'effet.Démêlez-le un peu* du coupable; 1325 Et pour être enfin équitable,Ne le punissez point, de ce qu'il n'a pas fait. ALCMÈNE Ah! toutes ces subtilitésN'ont que des excuses frivoles;Et pour les esprits irrités, 1330 Ce sont des contre-temps*,, que de telles paroles.Ce détour ridicule est en vain pris par vous.Je ne distingue rien en celui qui m'offense.Tout y devient l'objet de mon courroux;Et dans sa juste violence, 1335 Sont confondus, et l'amant, et l'époux.Tous deux de même sorte occupent ma pensée;Et des mêmes couleurs, par mon âme blessée,Tous deux ils sont peints à mes yeux,Tous deux sont criminels, tous deux m'ont offensée; 1340 Et tous deux me sont odieux. JUPITER Hé bien, puisque vous le voulez,Il faut donc me charger du crime.Oui, vous avez raison, lorsque vous m'immolezÀ vos ressentiments, en coupable victime. 1345 Un trop juste dépit contre moi vous anime;Et tout ce grand courroux, qu'ici vous étalez,Ne me fait endurer qu'un tourment légitime.C'est avec droit que mon abord vous chasse;Et que de me fuir en tous lieux, 1350 Votre colère me menace.Je dois vous être un objet odieux.Vous devez me vouloir un mal prodigieux.Il n'est aucune horreur, que mon forfait ne passe,D'avoir offensé vos beaux yeux. 1355 C'est un crime à blesser les hommes, et les Dieux;Et je mérite enfin, pour punir cette audace,Que contre moi votre haine ramasseTous ses traits les plus furieux:Mais mon cœur vous demande grâce. 1360 Pour vous la demander, je me jette à genoux;Et la demande au nom de la plus vive flamme;Du plus tendre amour, dont une âmePuisse jamais brûler pour vous.Si votre cœur, charmante Alcmène, 1365 Me refuse la grâce, où j'ose recourir;Il faut qu'une atteinte soudaine,M'arrache, en me faisant mourir,Aux dures rigueurs d'une peine,Que je ne saurais plus souffrir. 1370 Oui, cet état me désespère;Alcmène, ne présumez pas,Qu'aimant, comme je fais, vos célestes appas,Je puisse vivre un jour avec votre colère.Déjà, de ces moments, la barbare longueur, 1375 Fait, sous des atteintes mortelles,Succomber tout mon triste cœur;Et de mille vautours, les blessures cruelles,N'ont rien de comparable à ma vive douleur.Alcmène, vous n'avez qu'à me le déclarer, 1380 S'il n'est point de pardon que je doive espérer;Cette épée aussitôt, par un coup favorable,Va percer à vos yeux, le cœur d'un misérable;Ce cœur, ce traître cœur, trop digne d'expirer,Puisqu'il a pu fâcher un objet adorable. 1385 Heureux, en descendant au ténébreux séjour,Si de votre courroux mon trépas vous ramène;Et ne laisse en votre âme, après ce triste jour,Aucune impression de haine,Au souvenir de mon amour. 1390 C'est tout ce que j'attends, pour faveur souveraine. ALCMÈNE Ah! trop cruel époux! JUPITER Dites, parlez, Alcmène. ALCMÈNE Faut-il encor pour vous, conserver des bontés;Et vous voir m'outrager, par tant d'indignités? JUPITER Quelque ressentiment, qu'un outrage nous cause, 1395 Tient-il contre un remords d'un cœur bien enflammé? ALCMÈNE Un cœur bien plein de flamme, à mille morts s'expose,Plutôt que de vouloir fâcher l'objet aimé. JUPITER Plus on aime quelqu'un, moins on trouve de peine... ALCMÈNE Non, ne m'en parlez point, vous méritez ma haine. JUPITER Vous me haïssez donc? ALCMÈNE 1400 J'y fais tout mon effort; Et j'ai dépit de voir, que toute votre offenseNe puisse de mon cœur, jusqu'à cette vengeance,Faire encore aller le transport. JUPITER Mais pourquoi cette violence, 1405 Puisque pour vous venger, je vous offre ma mort?Prononcez-en l'arrêt, et j'obéis sur l'heure. ALCMÈNE Qui ne saurait haïr, peut-il vouloir qu'on meure? JUPITER Et moi, je ne puis vivre, à moins que vous quittiezCette colère qui m'accable; 1410 Et que vous m'accordiez le pardon favorable,Que je vous demande à vos pieds.Résolvez ici l'un des deux,Ou de punir, ou bien d'absoudre. ALCMÈNE Hélas! ce que je puis résoudre, 1415 Paraît bien plus, que je ne veux!Pour vouloir soutenir le courroux qu'on me donne,Mon cœur a trop su me trahir.Dire qu'on ne saurait haïr,N'est-ce pas dire qu'on pardonne? JUPITER 1420 Ah! belle Alcmène, il faut que comblé d'allégresse... ALCMÈNE Laissez. Je me veux mal de mon trop de faiblesse. JUPITER Va, Sosie, et dépêche-toi,Voir, dans les doux transports dont mon âme est charmée,Ce que tu trouveras d'officiers de l'armée, 1425 Et les invite à dîner avec moi.Tandis que d'ici je le chasse,Mercure y remplira sa place.
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