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Actes de l'oeuvre
Le mariage forcé :

¤Acte 1
ºSCÈNE PREMIÈRE
ºSCÈNE II
ºSCÈNE III
ºSCÈNE IV
ºSCÈNE V
ºSCÈNE VI
ºSCÈNE VII
ºSCÈNE VIII
ºSCÈNE IX
ºSCÈNE X
 
 

 

Le mariage forcé » Acte 1 » SCÈNE IV

PANCRACE, SGANARELLE.

PANCRACE.- Allez, vous êtes un impertinent, mon ami; un homme bannissable de la république des lettres*.

SGANARELLE.- Ah! bon, en voici un fort à propos.

PANCRACE.- Oui, je te soutiendrai par vives raisons que tu es un ignorant*, ignorantissime, ignorantifiant, et ignorantifié par tous les cas, et modes imaginables.

SGANARELLE.- Il a pris querelle contre quelqu'un. Seigneur...

PANCRACE.- Tu veux te mêler de raisonner, et tu ne sais pas seulement les éléments de la raison.

SGANARELLE.- La colère l'empêche de me voir. Seigneur...

PANCRACE.- C'est une proposition condamnable dans toutes les terres de la philosophie.

SGANARELLE.- Il faut qu'on l'ait fort irrité. Je...

PANCRACE.- Toto cœlo, tota via aberras*.

SGANARELLE.- Je baise les mains à Monsieur le Docteur.

PANCRACE.- Serviteur.

SGANARELLE.- Peut-on...

PANCRACE.- Sais-tu bien ce que tu as fait? Un syllogisme in balordo*.

SGANARELLE.- Je vous...

PANCRACE.- La majeure en est inepte, la mineure impertinente, et la conclusion ridicule.

SGANARELLE.- Je...

PANCRACE.- Je crèverais plutôt que d'avouer ce que tu dis; et je soutiendrai mon opinion jusqu'à la dernière goutte de mon encre.

SGANARELLE.- Puis-je...?

PANCRACE.- Oui, je défendrai cette proposition, pugnis et calcibus, unguibus et rostro*.

SGANARELLE.- Seigneur Aristote, peut-on savoir ce qui vous met si fort en colère?

PANCRACE.- Un sujet le plus juste du monde.

SGANARELLE.- Et quoi encore?

PANCRACE.- Un ignorant m'a voulu soutenir une proposition erronée; une proposition épouvantable, effroyable, exécrable.

SGANARELLE.- Puis-je demander ce que c'est?

PANCRACE.- Ah! Seigneur Sganarelle, tout est renversé aujourd'hui; et le monde est tombé dans une corruption générale. Une licence épouvantable règne partout; et les magistrats, qui sont établis, pour maintenir l'ordre dans cet État, devraient rougir de honte*, en souffrant un scandale aussi intolérable, que celui dont je veux parler.

SGANARELLE.- Quoi donc?

PANCRACE.- N'est-ce pas une chose horrible; une chose qui crie vengeance au Ciel, que d'endurer qu'on dise publiquement la forme d'un chapeau?

SGANARELLE.- Comment?

PANCRACE.- Je soutiens qu'il faut dire la figure d'un chapeau, et non pas la forme. D'autant qu'il y a cette différence entre la forme, et la figure; que la forme est la disposition extérieure des corps qui sont animés; et la figure, la disposition extérieure des corps qui sont inanimés; et puisque le chapeau est un corps inanimé, il faut dire la figure d'un chapeau, et non pas la forme. Oui, ignorant que vous êtes, c'est comme il faut parler; et ce sont les termes exprès d'Aristote dans le chapitre De la qualité.

SGANARELLE.- Je pensais que tout fût perdu. Seigneur Docteur, ne songez plus à tout cela. Je...

PANCRACE.- Je suis dans une colère, que je ne me sens pas.

SGANARELLE.- Laissez la forme, et le chapeau en paix. J'ai quelque chose à vous communiquer. Je...

PANCRACE.- Impertinent fieffé*!

SGANARELLE.- De grâce, remettez-vous. Je...

PANCRACE.- Ignorant.

SGANARELLE.- Eh! mon Dieu. Je...

PANCRACE.- Me vouloir soutenir une proposition de la sorte?

SGANARELLE.- Il a tort. Je...

PANCRACE.- Une proposition condamnée par Aristote?

SGANARELLE.- Cela est vrai. Je...

PANCRACE.- En termes exprès?

SGANARELLE.- Vous avez raison. Oui, vous êtes un sot, et un impudent, de vouloir disputer contre un docteur, qui sait lire, et écrire. Voilà qui est fait, je vous prie de m'écouter. Je viens vous consulter sur une affaire qui m'embarrasse. J'ai dessein de prendre une femme, pour me tenir compagnie dans mon ménage. La personne est belle, et bien faite: elle me plaît beaucoup, et est ravie de m'épouser. Son père me l'a accordée; mais je crains un peu ce que vous savez, la disgrâce dont on ne plaint personne; et je voudrais bien vous prier, comme philosophe, de me dire votre sentiment. Eh! quel est votre avis là-dessus?

PANCRACE.- Plutôt que d'accorder qu'il faille dire la forme d'un chapeau, j'accorderais que datur vacuum in rerum natura*, et que je ne suis qu'une bête.

SGANARELLE.- La peste soit de l'homme. Eh! Monsieur le Docteur, écoutez un peu les gens. On vous parle une heure durant; et vous ne répondez point à ce qu'on vous dit.

PANCRACE.- Je vous demande pardon. Une juste colère m'occupe l'esprit.

SGANARELLE.- Eh! laissez tout cela; et prenez la peine de m'écouter.

PANCRACE.- Soit. Que voulez-vous me dire?

SGANARELLE.- Je veux vous parler de quelque chose.

PANCRACE.- Et de quelle langue voulez-vous vous servir avec moi?

SGANARELLE.- De quelle langue?

PANCRACE.- Oui.

SGANARELLE.- Parbleu, de la langue que j'ai dans la bouche*; je crois que je n'irai pas emprunter celle de mon voisin.

PANCRACE.- Je vous dis de quel idiome; de quel langage?

SGANARELLE.- Ah! c'est une autre affaire.

PANCRACE.- Voulez-vous me parler italien?

SGANARELLE.- Non.

PANCRACE.- Espagnol?

SGANARELLE.- Non.

PANCRACE.- Allemand?

SGANARELLE.- Non.

PANCRACE.- Anglais?

SGANARELLE.- Non.

PANCRACE.- Latin?

SGANARELLE.- Non.

PANCRACE.- Grec?

SGANARELLE.- Non.

PANCRACE.- Hébreu?

SGANARELLE.- Non.

PANCRACE.- Syriaque?

SGANARELLE.- Non.

PANCRACE.- Turc?

SGANARELLE.- Non.

PANCRACE.- Arabe?

SGANARELLE.- Non, non, français*.

PANCRACE.- Ah français!

SGANARELLE.- Fort bien.

PANCRACE.- Passez donc de l'autre côté: car cette oreille-ci est destinée pour les langues scientifiques, et étrangères, et l'autre est pour la maternelle*.

SGANARELLE.- Il faut bien des cérémonies avec ces sortes de gens-ci!

PANCRACE.- Que voulez-vous?

SGANARELLE.- Vous consulter sur une petite difficulté.

PANCRACE.- Sur une difficulté de philosophie, sans doute*?

SGANARELLE.- Pardonnez-moi. Je...

PANCRACE.- Vous voulez peut-être savoir, si la substance, et l'accident, sont termes synonymes, ou équivoques, à l'égard de l'être?

SGANARELLE.- Point du tout. Je...

PANCRACE.- Si la logique est un art, ou une science?

SGANARELLE.- Ce n'est pas cela. Je...

PANCRACE.- Si elle a pour objet les trois opérations de l'esprit*, ou la troisième seulement?

SGANARELLE.- Non. Je...

PANCRACE.- S'il y a dix catégories, ou s'il n'y en a qu'une?

SGANARELLE.- Point. Je...

PANCRACE.- Si la conclusion est de l'essence du syllogisme?

SGANARELLE.- Nenni. Je...

PANCRACE.- Si l'essence du bien est mise dans l'appétibilité, ou dans la convenance*?

SGANARELLE.- Non. Je...

PANCRACE.- Si le bien se réciproque avec la fin?

SGANARELLE.- Eh! non. Je...

PANCRACE.- Si la fin nous peut émouvoir par son être réel, ou par son être intentionnel?

SGANARELLE.- Non, non, non, non, non, de par tous les diables, non.

PANCRACE.- Expliquez donc votre pensée: car je ne puis pas la deviner.

SGANARELLE.- Je vous la veux expliquer aussi: mais il faut m'écouter.

SGANARELLE, en même temps que le docteur.- L'affaire que j'ai à vous dire, c'est que j'ai envie de me marier avec une fille, qui est jeune, et belle. Je l'aime fort, et l'ai demandée à son père: mais comme j'appréhende...

PANCRACE, en même temps que Sganarelle.- La parole a été donnée à l'homme, pour expliquer sa pensée; et tout ainsi que les pensées sont les portraits des choses, de même nos paroles sont-elles les portraits de nos pensées*: mais ces portraits diffèrent des autres portraits, en ce que les autres portraits sont distingués partout de leurs originaux, et que la parole enferme en soi son original, puisqu'elle n'est autre chose que la pensée, expliquée par un signe extérieur: d'où vient que ceux qui pensent bien, sont aussi ceux qui parlent le mieux. Expliquez-moi donc votre pensée par la parole, qui est le plus intelligible de tous les signes.

SGANARELLE. Il repousse le Docteur dans sa maison, et tire la porte pour l'empêcher de sortir*.- Peste de l'homme!

PANCRACE, au dedans de la maison.- Oui, la parole est animi index, et speculum. C'est le truchement du cœur; c'est l'image de l'âme. (Pancrace monte à la fenêtre et continue, et Sganarelle quitte la porte.) C'est un miroir qui nous représente naïvement les secrets les plus arcanes de nos individus. Et puisque vous avez la faculté de ratiociner, et de parler tout ensemble, à quoi tient-il que vous ne vous serviez de la parole pour me faire entendre votre pensée?

SGANARELLE.- C'est ce que je veux faire; mais vous ne voulez pas m'écouter.

PANCRACE.- Je vous écoute, parlez.

SGANARELLE.- Je dis donc, Monsieur le Docteur, que...

PANCRACE.- Mais, surtout, soyez bref.

SGANARELLE.- Je le serai.

PANCRACE.- Évitez la prolixité.

SGANARELLE.- Hé! Monsi...

PANCRACE.- Tranchez-moi votre discours d'un apophthegme à la laconienne*.

SGANARELLE.- Je vous...

PANCRACE.- Point d'ambages, de circonlocution. (Sganarelle, de dépit de ne pouvoir parler, ramasse des pierres pour en casser la tête du Docteur.) Hé quoi? vous vous emportez au lieu de vous expliquer; allez, vous êtes plus impertinent que celui qui m'a voulu soutenir qu'il faut dire la forme d'un chapeau; et je vous prouverai en toute rencontre, par raisons démonstratives et convaincantes, et par arguments in barbara*, que vous n'êtes, et ne serez jamais, qu'une pécore, et que je suis, et serai toujours, in utroque jure*, le Docteur Pancrace. (Le Docteur sort de la maison.)

SGANARELLE.- Quel diable de babillard!

PANCRACE.- Homme de lettres, homme d'érudition.

SGANARELLE.- Encore...

PANCRACE.- Homme de suffisance, homme de capacité (s'en allant). Homme consommé dans toutes les sciences naturelles, morales, et politiques (revenant). Homme savant, savantissime per omnes modos et casus* (s'en allant). Homme qui possède, superlative, fables, mythologies et histoires (revenant). Grammaire, poésie, rhétorique, dialectique, et sophistique (s'en allant). Mathématique, arthmétique, optique, onirocritique, physique, et métaphysique (revenant). Cosmimométrie, géométrie, architecture, spéculoire et spéculatoire (en s'en allant). Médecine, astronomie, astrologie, physionomie, métoposcopie, chiromancie, géomancie, etc..

SGANARELLE.- Au diable les savants, qui ne veulent point écouter les gens. On me l'avait bien dit, que son maître Aristote n'était rien qu'un bavard. Il faut que j'aille trouver l'autre; il est plus posé*, et plus raisonnable. Holà.