Les Femmes savantes » Acte 4 » SCÈNE II
CLITANDRE, ARMANDE, PHILAMINTE. ARMANDE Je ne souffrirais point, si j'étais que de vous, 1140 Que jamais d'Henriette il pût être l'époux.On me ferait grand tort d'avoir quelque pensée,Que là-dessus je parle en fille intéressée,Et que le lâche tour que l'on voit qu'il me fait,Jette au fond de mon cœur quelque dépit secret. 1145 Contre de pareils coups, l'âme se fortifieDu solide secours de la philosophie,Et par elle on se peut mettre au-dessus de tout:Mais vous traiter ainsi, c'est vous pousser à bout.Il est de votre honneur d'être à ses vœux contraire, 1150 Et c'est un homme enfin qui ne doit point vous plaire.Jamais je n'ai connu, discourant entre nous,Qu'il eût au fond du cœur de l'estime pour vous. PHILAMINTE Petit sot! ARMANDE Quelque bruit que votre gloire fasse, Toujours à vous louer il a paru de glace. PHILAMINTE Le brutal! ARMANDE 1155 Et vingt fois, comme ouvrages nouveaux, J'ai lu des vers de vous qu'il n'a point trouvés beaux. PHILAMINTE L'impertinent! ARMANDE Souvent nous en étions aux prises; Et vous ne croiriez point de combien de sottises... CLITANDRE Eh doucement de grâce. Un peu de charité, 1160 Madame, ou tout au moins un peu d'honnêteté.Quel mal vous ai-je fait? et quelle est mon offense,Pour armer contre moi toute votre éloquence?Pour vouloir me détruire, et prendre tant de soinDe me rendre odieux aux gens dont j'ai besoin? 1165 Parlez. Dites, d'où vient ce courroux effroyable?Je veux bien que Madame en soit juge équitable. ARMANDE Si j'avais le courroux dont on veut m'accuser,Je trouverais assez de quoi l'autoriser;Vous en seriez trop digne, et les premières flammes 1170 S'établissent des droits si sacrés sur les âmes.Qu'il faut perdre fortune, et renoncer au jour,Plutôt que de brûler des feux d'un autre amour;Au changement de vœux nulle horreur ne s'égale,Et tout cœur infidèle est un monstre en morale. CLITANDRE 1175 Appelez-vous, Madame, une infidélité,Ce que m'a de votre âme ordonné la fierté?Je ne fais qu'obéir aux lois qu'elle m'impose;Et si je vous offense, elle seule en est cause.Vos charmes ont d'abord possédé tout mon cœur. 1180 Il a brûlé deux ans d'une constante ardeur;Il n'est soins empressés, devoirs, respects, services,Dont il ne vous ait fait d'amoureux sacrifices.Tous mes feux, tous mes soins ne peuvent rien sur vous,Je vous trouve contraire à mes vœux les plus doux; 1185 Ce que vous refusez, je l'offre au choix d'une autre.Voyez. Est-ce, Madame, ou ma faute, ou la vôtre?Mon cœur court-il au change, ou si vous l'y poussez?Est-ce moi qui vous quitte, ou vous qui me chassez? ARMANDE Appelez-vous, Monsieur, être à vos vœux contraire, 1190 Que de leur arracher ce qu'ils ont de vulgaire,Et vouloir les réduire à cette puretéOù du parfait amour consiste la beauté?Vous ne sauriez pour moi tenir votre penséeDu commerce des sens nette et débarrassée? 1195 Et vous ne goûtez point dans ses plus doux appas,Cette union des cœurs, où les corps n'entrent pas.Vous ne pouvez aimer que d'une amour grossière?Qu'avec tout l'attirail des nœuds de la matière?Et pour nourrir les feux que chez vous on produit, 1200 Il faut un mariage, et tout ce qui s'ensuit.Ah quel étrange amour! et que les belles âmesSont bien loin de brûler de ces terrestres flammes!Les sens n'ont point de part à toutes leurs ardeurs,Et ce beau feu ne veut marier que les cœurs. 1205 Comme une chose indigne, il laisse là le reste.C'est un feu pur et net comme le feu céleste,On ne pousse avec lui que d'honnêtes soupirs,Et l'on ne penche point vers les sales désirs.Rien d'impur ne se mêle au but qu'on se propose. 1210 On aime pour aimer, et non pour autre chose.Ce n'est qu'à l'esprit seul que vont tous les transportsEt l'on ne s'aperçoit jamais qu'on ait un corps. CLITANDRE Pour moi par un malheur, je m'aperçois, Madame,Que j'ai, ne vous déplaise, un corps tout comme une âme: 1215 Je sens qu'il y tient trop, pour le laisser à part;De ces détachements je ne connais point l'art;Le Ciel m'a dénié cette philosophie,Et mon âme et mon corps marchent de compagnie.Il n'est rien de plus beau, comme vous avez dit, 1220 Que ces vœux épurés qui ne vont qu'à l'esprit,Ces unions de cœurs, et ces tendres pensées,Du commerce des sens si bien débarrassées:Mais ces amours pour moi sont trop subtilisés,Je suis un peu grossier, comme vous m'accusez; 1225 J'aime avec tout moi-même, et l'amour qu'on me donne,En veut, je le confesse, à toute la personne.Ce n'est pas là matière à de grands châtiments;Et sans faire de tort à vos beaux sentiments,Je vois que dans le monde on suit fort ma méthode, 1230 Et que le mariage est assez à la mode,Passe pour un lien assez honnête et doux,Pour avoir désiré * de me voir votre époux,Sans que la liberté d'une telle penséeAit dû vous donner lieu d'en paraître offensée. ARMANDE 1235 Hé bien, Monsieur, hé bien, puisque sans m'écouterVos sentiments brutaux veulent se contenter;Puisque pour vous réduire à des ardeurs fidèles,Il faut des nœuds de chair, des chaînes corporelles;Si ma mère le veut, je résous mon esprit 1240 À consentir pour vous à ce dont il s'agit. CLITANDRE Il n'est plus temps, Madame, une autre a pris la place;Et par un tel retour j'aurais mauvaise grâceDe maltraiter l'asile, et blesser les bontés,Où je me suis sauvé de toutes vos fiertés. PHILAMINTE 1245 Mais enfin comptez-vous, Monsieur, sur mon suffrage,Quand vous vous promettez cet autre mariage?Et dans vos visions savez-vous, s'il vous plaît,Que j'ai pour Henriette un autre époux tout prêt? CLITANDRE Eh, Madame, voyez votre choix, je vous prie; 1250 Exposez-moi, de grâce, à moins d'ignominie,Et ne me rangez pas* à l'indigne destinDe me voir le rival de Monsieur Trissotin.L'amour des beaux esprits qui chez vous m'est contraireNe pouvait m'opposer un moins noble adversaire. 1255 Il en est, et plusieurs, que pour le bel espritLe mauvais goût du siècle a su mettre en crédit:Mais Monsieur Trissotin n'a pu duper personne,Et chacun rend justice aux écrits qu'il nous donne.Hors céans, on le prise en tous lieux ce qu'il vaut; 1260 Et ce qui m'a vingt fois fait tomber de mon haut,C'est de vous voir au ciel élever des sornettes,Que vous désavoueriez, si vous les aviez faites. PHILAMINTE Si vous jugez de lui tout autrement que nous,C'est que nous le voyons par d'autres yeux que vous.
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