La Princesse d'Élide » Acte I » SCÈNE II
Moron, représenté par le sieur de Molière, arrive, et ayant le souvenir d'un furieux sanglier, devant lequel il avait fui à la chasse, demande secours, et rencontrant Euryale et Arbate se met au milieu d'eux pour plus de sûreté, après leur avoir témoigné sa peur, et leur disant cent choses plaisantes sur son peu de bravoure. MORON, ARBATE, EURYALE. MORON, sans être vu. Au secours! sauvez-moi de la bête cruelle ! EURYALE Je pense ouïr sa voix? MORON, sans être vu. À moi, de grâce, à moi! EURYALE C'est lui-même; où court-il avec un tel effroi? MORON 165 Où pourrai-je éviter ce sanglier redoutable?Grands dieux ! préservez-moi de sa dent effroyable*.Je vous promets, pourvu qu'il ne m'attrappe pas,Quatre livres d'encens, et deux veaux des plus gras.Ha! je suis mort! EURYALE Qu'as-tu? MORON Je vous croyais la bête 170 Dont à me diffamer* j'ai vu la gueule prête,Seigneur, et je ne puis revenir de ma peur. EURYALE Qu'est-ce? MORON Ô! que la Princesse est d'une étrange humeur! Et qu'à suivre la chasse et ses extravagancesIl nous faut essuyer de sottes complaisances! 175 Quel diable de plaisir trouvent tous les chasseursDe se voir exposés à mille et mille peurs,Encore si c'était qu'on ne fût qu'à la chasseDes lièvres, des lapins, et des jeunes daims, passe;Ce sont des animaux d'un naturel fort doux, 180 Et qui prennent toujours la fuite devant nous:Mais aller attaquer de ces bêtes vilainesQui n'ont aucun respect pour les faces humaines,Et qui courent les gens qui les veulent courir,C'est un sot passe-temps que je ne puis souffrir. EURYALE Dis-nous donc ce que c'est? MORON, en se tournant. 185 Le pénible exercice Où de notre Princesse a volé le caprice!...J'en aurais bien juré qu'elle aurait fait le tour,Et la course des chars se faisant en ce jour,Il fallait affecter ce contre-temps de chasse 190 Pour mépriser ces jeux avec meilleure grâce*,Et faire voir... Mais chut, achevons mon récit,Et reprenons le fil de ce que j'avais dit.Qu'ai-je dit? EURYALE Tu parlais d'exercice pénible. MORON Ah! oui. Succombant donc à ce travail horrible; 195 Car en chasseur fameux j'étais enharnaché,Et dès le point du jour je m'étais découché*:Je me suis écarté de tous en galant homme,Et trouvant un lieu propre à dormir d'un bon somme,J'essayais ma posture, et m'ajustant bientôt, 200 Prenais déjà mon ton pour ronfler comme il fautLorsqu'un murmure affreux m'a fait lever la vue,Et j'ai d'un vieux buisson de la forêt touffueVu sortir un sanglier d'une énorme grandeurPour... EURYALE Qu'est-ce? MORON Ce n'est rien, n'ayez point de frayeur*. 205 Mais laissez-moi passer entre vous deux pour cause,Je serai mieux en main pour vous conter la chose:J'ai donc vu ce sanglier, qui par nos gens chasséAvait d'un air affreux tout son poil hérissé;Ces deux yeux* flamboyants ne lançaient que menace, 210 Et sa gueule faisait une laide grimace,Qui parmi de l'écume à qui l'osait presserMontrait de certains crocs... Je vous laisse à penser?À ce terrible aspect j'ai ramassé mes armes;Mais le faux animal* sans en prendre d'alarmes 215 Est venu droit à moi, qui ne lui disais mot. ARBATE Et tu l'as de pied ferme attendu? MORON Quelque sot. J'ai jeté tout par terre, et couru comme quatre. ARBATE Fuir devant un sanglier ayant de quoi l'abattre,Ce trait, Moron, n'est pas généreux... MORON J'y consens, 220 Il n'est pas généreux, mais il est de bon sens. ARBATE Mais par quelques exploits, si l'on ne s'éternise... MORON Je suis votre valet, et j'aime mieux qu'on dise*,"C'est ici qu'en fuyant sans se faire prierMoron sauva ses jours des fureurs d'un sanglier*", 225 Que si l'on y disait, "Voilà l'illustre placeOù le brave Moron, d'une héroïque audace,Affrontant d'un sanglier l'impétueux effortPar un coup de ses dents vit terminer son sort." EURYALE Fort bien... MORON Oui j'aime mieux, n'en déplaise à la gloire, 230 Vivre au monde deux jours que mille ans dans l'histoire. EURYALE En effet ton trépas fâcherait tes amis;Mais si de ta frayeur ton esprit est remisPuis-je te demander si du feu qui me brûle... MORON Il ne faut point, Seigneur, que je vous dissimule*, 235 Je n'ai rien fait encore, et n'ai point rencontréDe temps pour lui parler qui fût selon mon gré:L'office de bouffon a des prérogatives;Mais souvent on rabat nos libres tentatives:Le discours de vos feux est un peu délicat, 240 Et c'est chez la Princesse une affaire d'État;Vous savez de quel titre elle se glorifie,Et qu'elle a dans la tête une philosophieQui déclare la guerre au conjugal lien,Et vous traite l'Amour de déité de rien: 245 Pour n'effaroucher point son humeur de tigresse,Il me faut manier la chose avec adresse;Car on doit regarder comme l'on parle aux grands,Et vous êtes parfois d'assez fâcheuses gens.Laissez-moi doucement conduire cette trame, 250 Je me sens là pour vous un zèle tout de flamme,Vous êtes né mon prince, et quelques autres nœudsPourraient contribuer au bien que je vous veux:Ma mère dans son temps passait pour assez belle,Et naturellement n'était pas fort cruelle; 255 Feu votre père alors, ce prince généreux,Sur la galanterie était fort dangereux,Et je sais qu'Elpénor, qu'on appelait mon père,À cause qu'il était le mari de ma mère,Contait pour grand honneur aux pasteurs d'aujourd'hui 260 Que le prince autrefois était venu chez lui,Et que durant ce temps il avait l'avantageDe se voir salué de tous ceux du village:Baste, quoi qu'il en soit je veux par mes travaux:Mais voici la Princesse, et deux de vos rivaux*.
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