Les Femmes savantes » Acte 2 » SCÈNE IX
ARISTE, CHRYSALE. ARISTE Hé bien? la femme sort, mon frère, et je vois bienQue vous venez d'avoir ensemble un entretien. CHRYSALE Oui. ARISTE Quel est le succès*? Aurons-nous Henriette? A-t-elle consenti? l'affaire est-elle faite? CHRYSALE Pas tout à fait encor. ARISTE Refuse-t-elle? CHRYSALE 645 Non. ARISTE Est-ce qu'elle balance? CHRYSALE En aucune façon. ARISTE Quoi donc? CHRYSALE C'est que pour gendre elle m'offre un autre homme. ARISTE Un autre homme pour gendre! CHRYSALE Un autre. ARISTE Qui se nomme? CHRYSALE Monsieur Trissotin. ARISTE Quoi? ce Monsieur Trissotin... CHRYSALE 650 Oui, qui parle toujours de vers et de latin. ARISTE Vous l'avez accepté? CHRYSALE Moi, point, à Dieu ne plaise. ARISTE Qu'avez-vous répondu? CHRYSALE Rien; et je suis bien aise De n'avoir point parlé, pour ne m'engager pas! ARISTE La raison est fort belle, et c'est faire un grand pas. 655 Avez-vous su du moins lui proposer Clitandre? CHRYSALE Non: car comme j'ai vu qu'on parlait d'autre gendre,J'ai cru qu'il était mieux de ne m'avancer point. ARISTE Certes votre prudence est rare au dernier point!N'avez-vous point de honte avec votre mollesse? 660 Et se peut-il qu'un homme ait assez de faiblessePour laisser à sa femme un pouvoir absolu,Et n'oser attaquer ce qu'elle a résolu? CHRYSALE Mon Dieu, vous en parlez, mon frère, bien à l'aise,Et vous ne savez pas comme le bruit me pèse. 665 J'aime fort le repos, la paix, et la douceur,Et ma femme est terrible avecque son humeur.Du nom de philosophe elle fait grand mystère*,Mais elle n'en est pas pour cela moins colère;Et sa morale faite à mépriser le bien, 670 Sur l'aigreur de sa bile opère comme rien*.Pour peu que l'on s'oppose à ce que veut sa tête,On en a pour huit jours d'effroyable tempête.Elle me fait trembler dès qu'elle prend son ton.Je ne sais où me mettre, et c'est un vrai dragon; 675 Et cependant avec toute sa diablerie,Il faut que je l'appelle, et "mon cœur", et "ma mie". ARISTE Allez, c'est se moquer. Votre femme, entre nous,Est par vos lâchetés souveraine sur vous.Son pouvoir n'est fondé que sur votre faiblesse. 680 C'est de vous qu'elle prend le titre de maîtresse.Vous-même à ses hauteurs vous vous abandonnez,Et vous faites mener en bête par le nez.Quoi, vous ne pouvez pas, voyant comme on vous nomme,Vous résoudre une fois à vouloir être un homme? 685 À faire condescendre une femme à vos vœux,Et prendre assez de cœur pour dire un: "Je le veux"?Vous laisserez sans honte immoler votre filleAux folles visions qui tiennent la famille,Et de tout votre bien revêtir un nigaud, 690 Pour six mots de latin qu'il leur fait sonner haut?Un pédant qu'à tous coups votre femme apostropheDu nom de bel esprit, et de grand philosophe,D'homme qu'en vers galants jamais on n'égala,Et qui n'est, comme on sait, rien moins que tout cela? 695 Allez, encore un coup, c'est une moquerie,Et votre lâcheté mérite qu'on en rie. CHRYSALE Oui, vous avez raison, et je vois que j'ai tort.Allons, il faut enfin montrer un cœur plus fort,Mon frère. ARISTE C'est bien dit. CHRYSALE C'est une chose infâme, 700 Que d'être si soumis au pouvoir d'une femme. ARISTE Fort bien. CHRYSALE De ma douceur elle a trop profité. ARISTE Il est vrai. CHRYSALE Trop joui de ma facilité. ARISTE Sans doute. CHRYSALE Et je lui veux faire aujourd'hui connaître Que ma fille est ma fille, et que j'en suis le maître, 705 Pour lui prendre un mari qui soit selon mes vœux. ARISTE Vous voilà raisonnable, et comme je vous veux. CHRYSALE Vous êtes pour Clitandre, et savez sa demeure;Faites-le-moi venir, mon frère, tout à l'heure. ARISTE J'y cours tout de ce pas. CHRYSALE C'est souffrir trop longtemps, 710 Et je m'en vais être homme à la barbe des gens.
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