Sganarelle ou le cocu imaginaire » Acte 1 » SCÈNE XVI
SGANARELLE, CÉLIE regardant aller Lélie. SGANARELLE sans voir Célie. Ce n'est point s'expliquer en termes ambigus.Cet étrange propos me rend aussi confus 345 Que s'il m'était venu des cornes à la tête.(Il se tourne du côté que Lélie s'en vient d'en aller.) Allez, ce procédé n'est point du tout honnête. CÉLIE, à part. Quoi, Lélie a paru tout à l'heure à mes yeux,Qui* pourrait me cacher son retour en ces lieux. SGANARELLE poursuit. Ô! trop heureux, d'avoir une si belle femme, 350 Malheureux, bien plutôt, de l'avoir cette infâme,Dont le coupable feu trop bien vérifié,Sans respect ni demi* nous a cocufié;(Célie approche peu à peu de lui, et attend queson transport soit fini pour lui parler.) Mais je le laisse aller après un tel indiceEt demeure les bras croisés comme un jocrisse*. 355 Ah! je devais du moins lui jeter son chapeau,Lui ruer quelque pierre, ou crotter son manteau,Et sur lui hautement pour contenter ma rageFaire au larron d'honneur crier le voisinage. CÉLIE Celui qui maintenant devers vous est venu 360 Et qui vous a parlé, d'où vous est-il connu? SGANARELLE Hélas! ce n'est pas moi qui le connaît* Madame,C'est ma femme. CÉLIE Quel trouble agite ainsi votre âme? SGANARELLE Ne me condamnez point d'un deuil hors de saisonEt laissez-moi pousser des soupirs à foison. CÉLIE 365 D'où vous peuvent venir ces douleurs non communes? SGANARELLE Si je suis affligé, ce n'est pas pour des prunesEt je le donnerais à bien d'autres qu'à moi*De se voir sans chagrin au point où je me voi.Des maris malheureux, vous voyez le modèle, 370 On dérobe l'honneur au pauvre Sganarelle;Mais c'est peu que l'honneur dans mon afflictionL'on me dérobe encor la réputation. CÉLIE Comment? SGANARELLE Ce damoiseau, parlant par révérence Me fait cocu Madame, avec toute licence, 375 Et j'ai su par mes yeux avérer aujourd'huiLe commerce secret de ma femme et de lui. CÉLIE Celui qui maintenant... SGANARELLE Oui, oui, me déshonore, Il adore ma femme, et ma femme l'adore. CÉLIE Ah! j'avais bien jugé que ce secret retour 380 Ne pouvait me couvrir que quelque lâche tour,Et j'ai tremblé d'abord en le voyant paraître,Par un pressentiment de ce qui devait être. SGANARELLE Vous prenez ma défense avec trop de bonté,Tout le monde n'a pas la même charité 385 Et plusieurs qui tantôt ont appris mon martyre,Bien loin d'y prendre part, n'en ont rien fait que rire. CÉLIE Est-il rien de plus noir que ta lâche action,Et peut-on lui trouver une punition:Dois-tu ne te pas croire indigne de la vie, 390 Après t'être souillé de cette perfidie.Ô Ciel! est-il possible? SGANARELLE Il est trop vrai pour moi. CÉLIE Ah! traître, scélérat, âme double et sans foi. SGANARELLE La bonne âme. CÉLIE Non, non, l'enfer n'a point de gêne* Qui ne soit pour ton crime une trop douce peine. SGANARELLE Que voilà bien parler. CÉLIE 395 Avoir ainsi traité Et la même innocence et la même bonté! SGANARELLE. Il soupire haut. Hay. CÉLIE Un cœur, qui jamais n'a fait la moindre chose À mériter* l'affront où ton mépris l'expose. SGANARELLE Il est vrai. CÉLIE Qui bien loin... Mais c'est trop, et ce cœur 400 Ne saurait y songer sans mourir de douleur. SGANARELLE Ne vous fâchez pas tant ma très chère Madame,Mon mal vous touche trop et vous me percez l'âme. CÉLIE Mais ne t'abuse pas jusqu'à te figurerQu'à des plaintes sans fruit j'en veuille demeurer, 405 Mon cœur pour se venger sait ce qu'il te faut faireEt j'y cours de ce pas, rien ne m'en peut distraire.
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